À l'Harfang des Neiges, ça brasse les idées
Thérèse Chiasson 30 octobre 1853, aubergiste
Mes chers amis de 2025,
Si seulement les murs de mon auberge pouvaient parler, ils vous en raconteraient des vertes et des pas mûres ! Surtout ces temps-ci. De derrière mon comptoir, je vois et j'entends bien des choses, et laissez-moi vous dire que, depuis que les récoltes sont finies, la marmite des conversations est toujours sur le feu.
Mon auberge, c'est le cœur du village. Le jour, on y met les nouvelles, les histoires de chasse, les petits potins. Et le soir, on brasse le tout. Ces temps-ci, l'ingrédient principal, celui qui donne du goût à toutes les sauces, c'est cette histoire de régime seigneurial.
Je ne sers pas que du caribou et de la bière, croyez-moi. Je sers des opinions bien trempées.
Vous avez les « impatients », comme notre marchand Eustache Lavoie. Lui, il voit le système comme une vieille clôture qui empêche son champ de s'agrandir. Chaque fois qu'il parle, c'est avec des mots comme « progrès », « argent », « liberté de commerce ». Il a le verbe haut et il arrive à convaincre les plus jeunes que l'avenir, c'est de tout changer.
Puis vous avez les « inquiets ». Des plus vieux, souvent. Ils ne parlent pas fort, mais leur silence en dit long. Ils regardent le fond de leur verre et se demandent ce que le Bon Dieu leur réserve. Pour eux, le seigneur, les rentes, le moulin... c'est l'ordre des choses. Un ordre pas toujours juste, c'est certain, mais un ordre qu'ils connaissent. La nouveauté, ça leur fait peur. Ils se demandent : « Si on n'a plus de seigneur, qui nous protégera ? Et, cette histoire de racheter nos terres... avec quel argent ? »
Et au milieu de tout ça, il y a les autres. Le plus grand nombre. Des gens comme la bonne Marie-Louise Beaulieu. Quand elle s'arrête ici après le marché, elle ne fait pas de grands discours. Elle me regarde avec ses yeux fatigués et elle me dit : « Thérèse, tout ce que je veux, c'est que la terre que je nourris de ma sueur nourrisse mes enfants en retour, sans qu'ils aient une dette à vie. C'est trop demander ? »
Comment voulez-vous répondre à ça ?
Moi, mon opinion, je la garde souvent pour moi. Je suis là pour remplir les verres, pas pour vider les querelles. Mais je vois bien que le village se divise. On a beau tous aimer notre seigneur, M. Prologue, qui est un juste, ce n'est plus de lui qu'il est question. C'est de l'idée même d'être le censitaire de quelqu'un.
Hier soir, ça a parlé si fort que j'ai cru que la fumée du tabac allait prendre feu. J'ai dû taper sur le comptoir et leur rappeler que, seigneur ou pas seigneur, c'est moi la reine du Harfang des Neiges et que les chicanes restent à la porte.
Ça les a fait rire, mais le cœur n'y était pas. La question est sur toutes les lèvres et dans tous les esprits. Ça brasse fort dans la marmite de Prologue. J'ai bien peur que le plat qui en sortira ne soit pas au goût de tout le monde.
Allez, je vous laisse, j'ai mon plancher à laver. Je vous servirai une autre tournée de nouvelles bientôt.
Votre aubergiste, Thérèse.