"Voisin" ? Quel drôle de mot !

Justine Prologue, 20 mars 1855.

Mes chers amis du futur,

Depuis quelque temps, il y a un mot que j'entends partout au manoir et je dois avouer qu'il me laisse toute perplexe. Le mot est : "voisins".

L'autre jour, en parlant de la nouvelle loi, mon père a dit au notaire : « Alors, les Lavoie ne seront plus nos censitaires, mais nos voisins. » Voisins ? J'ai toujours cru que nos seuls voisins étaient la famille du seigneur d'à côté, que nous voyons deux fois par année !

C'est une idée si étrange. Est-ce que ça veut dire que Bernard Hamelin, qui nous sert le thé avec tant de gentillesse, est maintenant notre voisin ? Et Marie-Louise Beaulieu, qui cultive une terre si loin d'ici ? Et même Thérèse, à l'auberge ? Comment peut-on être le voisin de tout le monde en même temps ? La seigneurie est si grande !

Ma sœur Hortense dit que je suis une oie blanche et que c'est une façon de parler. Mais les mots sont importants, n'est-ce pas ? Avant, c'était simple. Il y avait notre famille, et il y avait nos censitaires. Chacun avait sa place. Maintenant, si tout le monde est notre "voisin", est-ce que cela signifie que je devrais inviter madame Simard à prendre le thé pour parler de ses nouvelles poules ? Où que je dois aller aider madame Beaulieu à sarcler son potager ?

J'avoue que cette dernière idée me fait un peu peur. Je crois que je suis bien plus douée pour abîmer les fleurs que pour les faire pousser.

Je ne sais pas si cette nouvelle loi est une bonne ou une mauvaise chose, mais elle rend tout bien compliqué. J'ai l'impression que le monde était une grande armoire bien rangée et que quelqu'un vient d'ouvrir toutes les portes en même temps. Tout est sens dessus dessous.

Dites-moi, dans votre futur, est-ce que tout le monde est le voisin de tout le monde ? Et si oui, comment faites-vous pour vous souvenir du nom de chacun ?

Votre amie un peu perdue,

Justine Prologue, fille du seigneur.

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