Une question de gros sous.

Marie-Louise Beaulieu, 8 avril 1855.

Mes chers amis du futur,

Mon Alcide m'a parlé de « la vache à lait magique » que la maîtresse d'école a utilisée pour que les enfants comprennent ce système nouveau qu'on a changé pour un autre système. C'est bien de voir qu'ils comprennent les choses, peut-être même mieux que nous. Mais moi, dans ma tête, c'est tout mêlé.

On nous dit que ça y est, on est "libres". C'est un beau mot, la liberté. Mais quand je vais au magasin, j'entends les hommes parler d'une autre affaire. Ils parlent de "capital", de "piastres", de "dettes". Et ça, ce sont des mots qui me font peur.

Comment peut-on être libre et avoir une nouvelle dette en même temps ? Ça ne rentre pas dans ma tête.

Cette terre, ici, je ne l'ai pas eue dans un contrat. Je l'ai dans les mains, sous mes ongles, dans mon dos quand la journée est finie. Chaque roche qu'on a sortie de terre avec Alcide, c'est un morceau de notre vie. La grange qu'on a bâtie, c'est avec le bois de notre bois, et la sueur de notre front. Nos bêtes, elles sont nées ici.

Alors, quand on me dit qu'il va falloir "payer" pour tout ça... je ne comprends pas. Payer pour notre propre travail ? Payer pour la fatigue de nos bras ?

Moi, ma richesse, elle n'est pas dans une bourse. Elle est dans mon potager qui pousse bien, dans le lait que me donnent mes vaches, dans la santé de mes enfants. Je n'ai pas de "capital" à donner au notaire.

Alors je me demande... cette nouvelle liberté, est-ce qu'elle est juste pour les riches, comme M. Lavoie, qui ont de l'argent de côté ? Pour nous, les autres, est-ce que ça veut juste dire qu'on a changé le nom de notre dette ?

Je vous laisse, la soupe est sur le feu. J'espère que dans votre temps, la liberté est une chose plus simple que ça.

Votre amie,
Marie-Louise Beaulieu, habitante et mère de famille.

Bande du bas