Un souper au manoir : Des mots qui pèsent lourd

Bernard Hamelin — 15 novembre 1853, laquais

Chers amis de demain,

Ce n'est pas souvent que j'ose prendre la plume. Ma mère, Angélique, dit que ma place est d'écouter et de servir, pas de raconter. Mais ce que j'ai entendu hier soir dans la grande salle à manger du manoir, ça m'a tellement tourné dans la tête que je devais vous en parler.

Monsieur Hilaire, le cuisinier, avait préparé un de ses meilleurs ragoûts de caribou. Ça sentait bon dans tout le manoir. Je faisais le service, remplissant les verres et présentant les plats, en essayant de ne faire aucun bruit, comme on me l'a appris. Autour de la table, il y avait notre seigneur, M. Gonzague Prologue, avec ses deux filles, mesdemoiselles Hortense et Justine. Le notaire, M. Donald Laprise, était là aussi, ainsi que la vieille Mme Pétronille Papineau.

D'habitude, pendant le repas, on entend le rire de mademoiselle Justine ou les histoires de chasse de M. le seigneur. Mais hier soir, l'air était lourd. On aurait pu couper le silence avec un couteau. C'est M. le seigneur qui a commencé, en soupirant.

« On entend toutes sortes de choses au village, Donald. Les gens sont inquiets. Thérèse, à l'auberge, me dit que ça ne parle que de ça. Cette histoire d'abolition... Je crains que ça ne sème plus de zizanie que de bonheur. »

M. Donald Laprise, s'essuyant la bouche avec sa serviette, ajouta : « Le gouvernement est décidé, Gonzague. Les gazettes de Québec sont formelles. Ce n'est plus une question de "si", mais de "comment". Ils parlent de créer un cadastre pour toute la seigneurie, de faire l'inventaire de chaque censive et de convertir les droits seigneuriaux en... rentes constituées. »

Je ne sais pas ce que c'est, une "rente constituée", mais à voir la mine de M. le seigneur, ça ne devait pas être une bonne nouvelle. J'ai vu mademoiselle Hortense froncer les sourcils.

« Une rente ? Mais père, cela veut dire que... notre situation va changer ? »

Mme Pétronille Papineau, qui n'avait pas dit un mot, secouant sa tête doucement, donna son avis : « Tout change, ma chère enfant. J'ai vu bien des hivers, et je sais que rien ne reste pareil. Mon père disait que le régime seigneurial, c'était le ciment de la paroisse. Le seigneur protège, le censitaire travaille la terre. C'est l'ordre de Dieu. J'ai peur que, si l'on enlève une pierre, tout le mur s'écroule. »

« Ce n'est pas si simple, madame Papineau », répondit M. Laprise : « Le monde n'est plus le même. La loi cherche à donner aux censitaires la pleine propriété de leur terre. Mais ils devront payer pour. Et c'est là que tout va se jouer. Il faudra évaluer chaque arpent, chaque bâtiment. Ce sera un travail de titan... et une source de bien des disputes. »

Pendant qu'il disait ça, je versais de l'eau dans le verre de mademoiselle Justine. Elle avait l'air perdue.

Mlle Justine, la voix tremblante, ajouta : « Alors... les Beaulieu, les Lavoie, les Hamelin... votre famille, Bernard... ils ne seront plus nos censitaires ? Ils seront nos voisins ? »

Sa question m'a surpris. Je n'avais jamais pensé à ça. J'ai senti mes joues devenir toutes chaudes et j'ai failli laisser tomber la carafe. Je suis juste Bernard, le fils d'Angélique. L'idée d'être le "voisin" de mademoiselle Justine... ça me semblait aussi étrange que de voir un orignal danser la gigue.

Personne n'a vraiment répondu à sa question. Ils ont continué à parler avec des mots compliqués, mais moi, je n'entendais plus que ça. Est-ce que tout va vraiment changer à ce point ? J'ai beau être jeune, je comprends que ce n'est pas juste une affaire de seigneurs et de notaires. C'est une histoire qui va toucher chaque famille, même la mienne.

J'ai fini mon service le cœur serré. Je me demande ce que vous, dans le futur, vous en pensez de tout ça. Est-ce que c'était une bonne chose, finalement ?

Votre serviteur, Bernard Hamelin, laquais.

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