Le monde par le bout de mes souliers, ce que j'ai vu de la grande abolition.

Jos Languille, quêteux et rapporteur de nouvelles, 5 avril 1855

(propos recueillis par Augustin Lebeau)

Mes amis,

Le printemps est revenu, et mes vieux souliers m'ont ramené à Prologue, comme l'outarde qui retrouve son nid. J'ai marché loin cet hiver, ma canne a frappé la terre gelée de bien des seigneuries. On m'a donné le quignon de pain, le fond de soupe, le droit de dormir dans la grange. En échange, un quêteux, ça ne paie qu'avec ses oreilles. Et c'te année, mes oreilles ont entendu des affaires qui pèsent lourd.

Cette histoire d'abolition, c'est comme une grosse roche qu'on a jetée dans l'étang. À Prologue, on voit les ondulations autour de nous. Mais moi, j'ai vu la roche tomber ailleurs, et je peux vous dire que l'eau ne fait pas les mêmes vagues partout.

En bas du fleuve, dans la seigneurie de la Roche-Creuse, là où le vent mange les arbres et où les terres sont avares, la nouvelle a eu l'effet d'un loup dans la bergerie. Les gens là-bas, ils n'ont rien. Leurs bêtes sont maigres et leurs granges sont pleines de courants d'air. Quand le notaire du coin est venu leur parler de "capital à racheter", c'était comme leur parler chinois.

J'étais assis dans la cuisine d'un bonhomme qui s'appelait Isidore. Ses mains tremblaient. Il disait : « Jos, je paie ma rente depuis quarante ans. Deux minots d'avoine et un cochon par année. Le seigneur a eu sa part, et plus que sa part. Et voilà qu'on me dit que je dois payer encore, pour une somme que je ne verrai jamais de ma vie ? C'est le curé qui a raison : c'est une punition du Bon Dieu. »

Là-bas, la liberté n'a pas de visage. Elle a le son d'une porte qui se ferme et le goût de la peur. La peur de la dette, la peur de l'huissier, la peur de se faire manger sa terre par un marchand plus vite qu'un campagnol dans un champ de blé.

Plus à l'ouest, c'était une autre chanson. Dans la seigneurie du Pont-de-Pierre, là où les terres sont grasses comme du beurre, l'abolition, c'est une vraie foire ! L'auberge ressemblait au magasin de M. Lavoie un jour de paie. Ça criait, ça calculait, ça sortait des bourses pleines de piastres. J'ai vu des hommes que je n'avais jamais vus, des spéculateurs venus de la ville, avec des chapeaux luisants et des souliers trop propres pour la campagne.

Ils ne parlent pas de liberté, ils parlent de "profits". Ils font le tour des fermes et disent aux habitants : « Votre capital est de cent piastres ? C'est trop pour vous. Vendez-moi votre terre maintenant pour un bon prix, et partez pour les États, vous y ferez fortune. » Et les pauvres diables, qui n'ont jamais vu cent piastres de leur vie, ils signent le papier. J'ai vu des terres changer de mains trois fois dans la même semaine.

Là-bas, la liberté a le visage d'un homme qui compte des billets en souriant. C'est une liberté qui a des dents longues et un appétit féroce.

Mais le plus triste, c'était dans la vieille seigneurie de Sainte-Anne, là où le manoir est presque aussi vieux que Québec. Le seigneur est un vieil homme qui porte le même nom que son arrière-arrière-grand-père. Il est perdu.

Je l'ai croisé sur son perron. Il regardait ses terres, ses belles terres qui s'étendent jusqu'à la rivière. Il m'a fait entrer, m'a donné un verre de vin, ce qui n'arrive pas tous les jours à un homme comme moi. Il ne se plaignait pas de l'argent. Il se plaignait du temps qui passe.

Il m'a dit : « Languille, mon rôle, c'était de tenir ce monde-là ensemble. De présider à la messe, de régler les chicanes de clôtures, d'être le parrain des nouveau-nés. Maintenant, je ne suis plus rien. Je suis un propriétaire comme les autres. Mes anciens censitaires, ils ne m'appellent plus "Monsieur le Seigneur". Ils m'appellent "le vieux de la côte". »

Dans ses yeux, j'ai vu que la loi n'avait pas seulement aboli des rentes. Elle avait aboli un monde, avec ses injustices, c'est vrai, mais aussi avec ses coutumes, ses respects, ses certitudes. Pour lui, la liberté avait le goût amer de la solitude.

Alors, en revenant vers Prologue, je me suis dit que notre village est un peu un mélange de tout ça. On a notre Léon Simard qui crie à l'injustice, comme le pauvre Isidore. On a notre Eustache Lavoie qui flaire les bonnes affaires, comme les messieurs aux souliers propres. Et on a notre bon seigneur Prologue, qui doit se sentir un peu comme le vieux de la côte.

Cette loi, mes amis, c'est comme une grande crue de printemps. Elle arrache les vieux ponts, elle déplace les grosses roches, elle change le cours de la rivière pour toujours. Certains vont se retrouver avec des terres plus fertiles qu'avant. D'autres vont voir leur maison emportée par le courant.

Et moi, le quêteux, je regarde tout ça du haut de la berge. Et je me dis qu'il faudra bien des années avant que l'eau redevienne claire et qu'on puisse voir ce qui reste au fond.

Jos Languille, quêteux et rapporteur de nouvelles.

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