Loading...



Les feuillets de Janda



Des saltimbanques


Lorsqu’au loin la ville revêtit son habit de nuit perlé de mille petites lumières vacillantes, je me remis en route. Les rares passants que je rencontrais, pressés de regagner leur logis, ne faisaient pas attention à moi. J’atteignis bientôt les premières maisons et me laissant guider par une sourde clameur qui montait et descendait comme les vagues sur la berge, je me retrouvai peu de temps après sur un petite place où des gens attroupés applaudissaient les exploits d’un groupe d’acrobates étonnants d’agilité. Puis ce fut au tour d’un jongleur de les émerveiller.


Le spectacle se termina par une sorte de comédie bouffonne jouée par des acteurs masqués qui se moquaient, à mots couverts, mais sans ménagement, des envahisseurs russes et prussiens.

La dextérité et l’audace de ces saltimbanques m’avaient laissée toute pantoise et remplie d’admiration. Sur-le-champ, je formai le dessein de me joindre à leur bande, si cela était possible. Dès que la foule se fût dispersée, je m’approchai timidement de l’un d’eux qui s’affairait à ranger les tréteaux. Je lui fis part de mon souhait et il m’indiqua, en maugréant, la porte d’une petite roulotte où logeait le maître de la troupe. C’est un vieil homme aux cheveux de neige qui m’y accueillit. Il se montra sensible aux propos que je lui tins tout en me faisant comprendre qu’il devait consulter tout le monde avant de m’engager. Il m’avertit que la vie de forains était difficile et parfois dangereuse et que je n’avais pas trop de la nuit pour mûrir ma décision de les suivre. Cela dit, il m’invita à dormir dans son minuscule logis roulant, si je n’avais nulle part où aller. J’acceptai son offre.

Tôt le lendemain matin, avant que le train de roulottes ne s’ébranle pour une prochaine destination, le maître rassembla la vingtaine de jeunes qui composaient la troupe et les informa de mon voeu d’être des leur. Il n’y voyait pas d’objection, fit-il entendre, mais il voulait s’assurer de leur accord unanime, comme c’était la coutume en pareil cas.

Alors, pendant plus d’une heure, chacun et chacune m’interrogea, parfois avec une âpreté déroutante, sur mon passé et sur les motifs de mon engouement pour le métier qu’ils exerçaient. Je répondis honnêtement à toutes leurs questions, même s’il m’en coûtait, le rappel des événements récents me brisant le coeur. Je crois que le récit de tous mes déboires les émut. Sans doute convaincus de ma sincérité, ils vinrent tour à tour me serrer dans leurs bras, signifiant ainsi qu’ils m’acceptaient comme partenaire de leur compagnie d’amuseurs publics.

Jusque tard dans l’automne, la troupe se déplaça de ville en ville et de village en village pour présenter son spectacle. La foule était toujours nombreuse à venir nous applaudir, mais la misère régnant partout, les recettes étaient maigres et nous vivions chichement. Cela ne nous empêchait pas de mettre toute notre ardeur, chaque soir, à égayer les gens et à leur donner l’occasion de troquer, pendant quelques heures, leurs malheurs présents contre quelques éclats de rire.

Au début, ne possédant aucune habileté particulière, je dus me contenter d’exécuter les mille et une tâches qu’exigeait chaque jour la présentation d’un spectacle réussi: monter les tréteaux, préparer les accessoires, voir à l’entretien des costumes et même nourrir les vaillants chevaux qui tiraient les roulottes. Mon application à accomplir diligemment tous ces travaux fit impression, si bien que le maître créa pour moi un petit rôle dans la scène comique qui clôturait le spectacle. Je fabriquai moi-même mon costume et mon masque d’après ses indications. L’excitation que je ressentais à l’idée de bientôt monter sur les planches me faisait frémir de la tête aux pieds. Mon rôle de petite fermière délurée bravant un officier de l’armée et lui faisant perdre la face devant des subalternes eut beaucoup de succès. Le trac qui m’avait presque rendue muette au moment de ma première apparition sur la scène se dissipa rapidement. Les applaudissements et les bravos qui suivaient chacune de mes répliques me comblaient d’un sentiment de fierté que je n’avais jamais connu jusque là.

Un soir que nous avions monté nos tréteaux dans un bourg à proximité de Gdansk où la tournée devait prendre fin avant la saison d’hiver, la présentation du spectacle fut abruptement interrompue au moment même où j’entrais en scène. Un détachement de soldats bien armés dispersa la foule et l’officier qui les commandait nous intima l’ordre de cesser nos activités sur-le-champ, sous peine d’emprisonnement. Nos facéties et nos propos narquois sur les dirigeants du pays ne seraient plus tolérés. Nos protestations ne réussirent qu’à soulever sa colère, si bien qu’il ordonna à ses hommes de mettre nos tréteaux en pièces et de les brûler avec nos costumes et nos accessoires.

Le lendemain, nous prîmes le chemin de Gdansk avec le peu de biens que les soldats nous avaient laissés. Après des adieux empreints d’émotion et de tristesse, nous nous séparâmes, la mort dans l’âme. Le maître évoqua l’idée de nous réunir de nouveau dès le printemps venu, mais personne ne croyait vraiment que cela fût possible.

Lire la suite...