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Les feuillets de Janda



Vie d'hôtel


Le premier travail que me confia mon nouveau maître consistait à classer les centaines de pages éparpillées sur la demi-douzaine de tables qui meublaient une pièce immense dont tous les murs, pareils à ceux d’une bibliothèque, étaient couverts de rayons garnis de livres de toutes formes et grandeurs. C’était dans cette pièce que le jeune comte Slowacki passait la majeure partie de la journée à lire, mais surtout à écrire. Pendant qu’il était occupé à noircir des dizaines de grands feuillets blancs d’une écriture admirablement fine et régulière, je m’affairais à ranger, selon les indications qu’il me fournissait chaque jour, les impressionnantes piles d’écrits de toutes sortes, fruit de son imagination.


Je me faisais la plus discrète possible, évitant de faire tout bruit qui aurait pu briser sa concentration.

Il semblait satisfait de mon travail et il lui arrivait souvent de me féliciter pour la façon dont je m’en acquittais. Avais-je besoin d’un conseil qu’il s’empressait de me le prodiguer avec une amabilité désarmante. Il n’était pas rare qu’il m’interrompît dans mon travail pour me demander mon opinion sur une phrase qu’il venait d’écrire. Cela m’embarrassait beaucoup, car, la plupart du temps, je ne savais quoi lui répondre, ignorant même le sens des mots qu’il venait de prononcer.

C’est alors qu’avec une délicatesse extrême, exempte de toute attitude condescendante, il me proposa de me consacrer une heure chaque jour pour m’initier au monde illimité du savoir que recelaient, comme autant de trésors, les milliers de livres qui nous entouraient. S’étant rendu compte que j’éprouvais de la difficulté à lire, butant souvent sur des mots qui m’étaient inconnus, il se préoccupa d’abord, en pédagogue habile, de m’enseigner les secrets d’une lecture courante et sans heurts. Grâce à sa patience et à ses précieux conseils, je fis des progrès rapides, si bien qu’il s’était à peine écoulé deux mois que je pouvais lui lire à haute voix, sans hésitation et avec les inflexions voulues, de longs poèmes choisis parmi les plus difficiles.

À partir de ce moment, il s’employa chaque jour, avec un plaisir qui confinait à l’extase, à me faire partager la connaissance intime qu’il possédait du patrimoine littéraire de notre pays. À l’aide de passages qu’il affectionnait particulièrement, il m’enseignait l’art difficile de l’écriture poétique: choix du mot juste, recours à des métaphores originales, emploi judicieux de figures de rhétorique. Je ne me lassais pas de l’entendre m’expliquer patiemment toutes ces choses jusque-là inconnues pour moi. Bien souvent, cette séance qui devait durer une heure se prolongeait jusque tard dans la soirée.

La passion de la lecture s’empara alors de moi et je passais tout mon temps libre à dévorer les centaines de chefs-d’oeuvre dont la bibliothèque regorgeait. Comme le miséreux qui, placé devant une table croulant sous le poids de mets plus raffinés les uns que les autres, s’empiffre jusqu’à plus faim, je me gavais goulûment de cette nourriture de l’esprit. Inspirée par la multitude d’images nouvelles qui s’agitaient dans mon cerveau comme des étincelles jaillissant d’un feu de branches mortes, je ressentis bientôt l’irrésistible envie de m’adonner à l’écriture. Je commençai par composer de petits poèmes que je trouvais bien fades en comparaison de ceux de mes auteurs préférés. Mais grâce à cet exercice que je m’imposais quotidiennement, j’avais l’impression de faire des progrès. Même si j’étais convaincue que je ne deviendrais jamais une écrivaine de renom, j’éprouvais un grand contentement du simple fait de pouvoir jongler avec les mots et de les dresser pour donner forme à mes pensées et à mes expériences. C’est à cette époque que je rédigeai ce petit poème en souvenir de toi.

Tristesse

En ces lieux très lointains, qu’en rêve j’imagine,
Grandiose pays aux espaces sans fin
Couverts de forêts où bêtes et sauvagine
S’ébattent sans frayeur, ignorant soif et faim,
Mon âme t’a suivie et je ne suis qu’une ombre.
Le soleil s’est éteint et dans le noir linceul
De la mélancolie, drapée comme nuit sombre,
J’erre tout le jour, car mon coeur sans toi est seul.
Qui dira ma tristesse, cher ami, cher Ovide ?
Les fleurs s’étiolent dans leur vase et le temps
Qui passe fait des trous dans ma vie qui se vide.
À quand, dis, dis à quand le retour du printemps ?

Quand j’eus fini de mettre de l’ordre dans les écrits de mon protecteur et mentor, celui-ci me fit une curieuse proposition. Il était en train, me confia-t-il, d’écrire une pièce de théâtre dont le personnage principal était une princesse. Il souhaitait que je jouasse les premières scènes qu’il avait terminées. Ce défi me parut insurmontable et je tentai de le dissuader de me contraindre à le relever. Il insista avec tant de vigueur, affirmant que j’étais la parfaite incarnation du personnage qu’il avait imaginé, que je finis par accepter de faire un essai.

Il s’empressa de commander le costume et les accessoires que je devais porter pendant que je m’évertuais à mémoriser les vers émouvants du premier acte de ce drame. En même temps, j’essayais de m’imprégner des sentiments exacerbés de cette princesse qui sombrait lentement dans la folie à cause d’un amour impossible.

Le jour arriva où je dus monter sur la scène que le prince avait fait construire pour l’occasion. Contre toute habitude, il avait invité quelques-uns de ses rares amis à assister à cette représentation. Je défaillis en apprenant la chose. Eux qui avaient vu jouer les plus illustres comédiennes d’Europe, ne me trouveraient-ils tout à fait ridicule? Soucieuse de ne pas décevoir mon hôte et ses invités, je m’exécutai quand même sans protester.

Dès que j’eus récité les premiers vers, tombant sous le charme de mon personnage, je me sentis soudain saisie d’un sentiment de rage sans nom que je criai au ciel, tantôt gesticulant, tantôt prostrée, jusqu’au moment ou je m’affalai la face contre le sol, à moitié dévêtue, les yeux hagards et les cheveux défaits. Les perles du collier que j’avais arraché de mon cou dans un mouvement de colère hystérique avaient roulé jusqu’aux pieds des quelques spectateurs confondus. Lorsque délivrée de ce bref enchantement, je relevai la tête, le comte pleurait silencieusement, entouré de ses amis qui cherchaient à le consoler. Puis s’étant levé, il s’approcha de moi et m’étreignit longuement en me remerciant, la voix étranglée par de lourds sanglots.

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