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Je répétai l’expérience à quelques reprises au fur et à mesure que l’écriture de la pièce progressait. Le comte Slowacki y consacrait presque tout son temps, si bien que nos séances de discussion sur les grands auteurs passés et modernes se firent de plus en plus rares. Laissée à moi-même, je m’adonnais sans restriction à la lecture et à l’écriture. À partir de ce moment, je remarquai un changement dans son humeur. Lui, d’habitude si courtois et si affable, devenait soudain irascible, tançant souvent ses vieux serviteurs pour des vétilles. |
Sa tenue était de plus en plus débraillée et il s’enfermait des jours entiers dans la bibliothèque, refusant d’être dérangé pour quelque raison que ce fût. Il n’en ressortait que tard dans la nuit, souvent ivre et déclamant à tue-tête des vers insensés. Sa santé déclinait rapidement. Son visage jadis si beau se cachait maintenant sous un barbe hirsute et sa maigreur cadavérique faisait pitié à voir. Son état empirait de jour en jour, mais je n’osais pas le lui faire remarquer, par respect pour cet être extraordinaire qui m’avait tant aidée, mais aussi par crainte d’être rabrouée.
Il continuait malgré tout d’écrire avec un acharnement qui me stupéfiait. Les vers qui surgissaient de sa plume, ciselés tels des bijoux royaux, étaient empreints d’une beauté et d’une grandeur qui faisaient frémir d’émotion. Les bribes qu’il m’en confiait à intervalles irréguliers me comblaient à la fois de bonheur et de tristesse. Les mots qu’il prêtait à sa princesse qui se débattait dans les affreux cauchemars d’une folie qui se déchaîne, me secouaient et se plantaient dans mon coeur comme des bouquets d’épines. Même s’il m’en coûtait, je ne pouvais m’empêcher de partager la passion délirante de cette femme d’où perçait une impitoyable lucidité.
Enfermé dans sa bibliothèque des jours entiers, le comte semblait indifférent à tout ce qui se passait autour de lui. Son humeur coléreuse avait fait place à un état de confusion proche de l’abrutissement. Son regard vide et le rictus affreux qui tordait sa bouche me glaçaient d’effroi. Il n’adressait la parole à personne, pas même à moi. Lorsqu’il voulait communiquer, il le faisait par signes, agité et anxieux comme un jeune enfant sourd et muet. Il en était au dernier acte de sa pièce et il était visible qu’il ne pouvait en poursuivre l’écriture qu’au prix des plus pénibles efforts. Il était affligé, depuis quelque temps, d’une toux sèche et rauque. Ses serviteurs avaient remarqué qu’il maculait de sang les mouchoirs qu’on lui apportait chaque jour.
Un matin, au réveil, j’aperçus quelques feuillets qu’on avait glissés sous ma porte. Il s’agissait de la scène finale du dernier acte de la pièce. Sa lecture me plongea dans un état de stupeur proche de la folie. La mort lente de cette nouvelle Ophélie, être de pur amour que l’implacable tyrannie de sa famille avait conduit en enfer, me chavirait l’âme. Assise au milieu de mon lit défait, je passai un long moment à murmurer le chant douloureux qu’elle avait laissé au monde avant de le quitter à jamais.
Je fus tiré de cet état d’hébétude par un long gémissement qui venait du couloir. Me précipitant hors de ma chambre, je vis le vieux serviteur Tadeusz qui agitait les bras au ciel devant la porte entrouverte de monsieur Slowacki. Je courus jusqu’à lui pour me rendre compte de ce qui expliquait une telle agitation de sa part. Le maître était là, gisant sur son lit, un mince filet de sang séché lui barrant la joue comme une cicatrice. Je m’en approchai et dès que j’eus touché sa main, je sus que la vie l’avait quitté.
C’est alors que je compris que la pièce qu’il venait d’achever racontait le drame qu’il avait vécu. Il était mort d’amour en même temps que sa bien-aimée princesse que les lois implacables d’une société aristocratique dégénérée avaient précipitée dans la géhenne d’une psychose mortelle. Je lui ressemblais peut-être de quelque façon et c’est pourquoi le comte m’avait pris à son service.
Il était mort sans testament et l’état prit possession de tous ses biens. Après des funérailles simples auxquelles assistèrent quelques amis, je quittai l’hôtel avec quelques affaires et des livres, parmi les plus rares de la bibliothèque, que le maître m’avait confiés peu de temps avant son décès avec une note m’enjoignant de les conserver précieusement jusqu’à la fin de ma vie. Au moment où j’écris ces lignes, ils sont là devant moi, soigneusement rangés, symboles d’un amour que rien ne peut briser.
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