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Les aventures de Jérôme Lagibotière



Ange-Albert


Il y a plusieurs années, j'avais alors 19 ans, je venais de commencer à travailler pour le seigneur Prologue. C'était l'automne et j'étais à la chasse à la sauvagine dans les îles de Boucherville. C'est un endroit où il y a de nombreux chenaux et plusieurs battures; c'est vraiment très bon pour la chasse aux canards. Une bonne journée, il était tard, nous revenions de chasser avec F.-X. Brisebois, un chasseur de l'endroit avec qui je m'étais lié d'amitié. J'étais fatigué et nous étions encore loin de Boucherville. Comme nous longions une île, l'île aux Craquias, aussi appelée l'île du Milieu, je vois une cabane. Je dis à F.-X. :

— Si on s'arrêtait là, pour la nuit. Comme ça demain on serait plus proche de notre profit!

Là, le visage de F.-X. est devenu gris comme de la cendre et il me répond avec une voix d'outre-tombe :

— Es-tu fou, c'est une cabane hantée. Toutes les nuits, il y a un esprit qui vient danser la sarabande autour de la cabane, c'est le fantôme de la Sauvagesse. Je ne m'arrêterais ici pour rien au monde.

Et là, il s'est mis à ramer comme un fou pour rentrer au plus vite. Finalement on est arrivés à Boucherville à la nuit tombée, mais sans encombre. Mais cette histoire de fantôme avait attisé ma curiosité. Je ne suis pas d'un naturel peureux et je ne crois pas aux esprits, à part ceux que les gens imaginent! Alors, le lendemain, j'ai décidé d'en avoir le coeur net. Ça fait que j'ai été me camper près de la vieille cabane sur l'île du Milieu.La cabane était abandonnée et il ne restait que quelques meubles brisés et poussiéreux. Je me suis promené, j'ai fait un peu de pêche, mais je n'ai rien vu de spécial. Alors je me suis couché de bonne heure en pensant que tout ça, ç'était des histoires à dormir debout.


Soudain, dans la nuit, je me suis réveillé en sursaut. J'entendais comme des ricanements et puis des bruits de pas autour de ma tente. Je me sors la tête dehors et là je vois, devant la cabane éclairée par le clair de lune, une manière de couple de revenants en train de danser. Mon sang s'est figé dans mes veines! Ils étaient maigres, mes amis, ils étaient laids! Il y en a un, la femme, c'était un vrai «esquelette». On voyait de grands lambeaux de cheveux collés après le crâne et sa robe était tout en lambeaux. L'autre était habillé en redingote noire avec un genre de haut de forme ratatiné. On aurait dit un couple de mariés infernaux. Je suis resté figé de surprise. Leur danse a duré un bon bout de temps, puis ils se sont éloignés. Ouf! Voilà une scène qui m'avait donné la chair de poule. Là j'ai fait un grand feu. Je pense que j'avais besoin de ça pour me rassurer. Puis finalement, je me suis endormi près du feu.

Le lendemain matin, j'ai voulu en avoir le coeur net. Je me suis mis à regarder si les revenants avaient laissé des traces. Eh oui, il y en avait! On voyait clairement des traces de pas, l'herbe était foulée. Je me suis dit que les vrais revenants ne laissent pas de traces. Alors j'ai suivi les pistes. Elles menaient derrière la cabane. Là, dissimulé dans un buisson d'églantiers (ayoye, ça pique), il y avait l'entrée d'un tunnel qui descendait sous la masure. Malgré mes craintes, ma curiosité a été la plus forte. Je voulais connaître le mystère de la cabane «hantée». J'ai allumé une lampe à l'huile et je me suis mis à ramper dans le tunnel.

Ça sentait fort, mes amis, comme dans une tanière de loup. Et puis il y avait une autre senteur, comme dans un caveau de cimetière. À un moment, j'ai presque rebroussé chemin. Puis j'ai entendu un gémissement. Là je me suis avancé; ça s'élargissait, il y avait une sorte de chambre creusée dans la terre. Sur le sol, j'ai vu mon grand revenant de la veille. Il était couché en chien de fusil et il gémissait; il pleurait, il grognait. À côté de lui, j'ai vu le squelette de la femme. Mais elle, elle ne bougeait pas, elle était bien morte et depuis longtemps. Et puis, au fond du trou, un tout petit squelette...

J'ai deviné alors qu'un drame affreux avait dû se passer dans cette cabane.

Finalement, j'ai réussi à faire sortir mon «revenant» de son trou. Il était d'une maigreur cadavérique. Il n'aurait pas pu vivre longtemps. Ses ongles et ses cheveux avaient poussé sans bon sens, sa peau était pleine de croûtes et de gales; il ne s'était pas lavé depuis des années. Et je vous dis qu'il ne sentait pas l'eau de rose. Heureusement que je suis habitué aux senteurs fortes avec mes «drogues» pour mettre sur les pièges. Et puis, il était complètement fou! Il marmonnait des mots incohérents, il criait; comme s'il ne me voyait pas. Mais rien de méchant. C'était un pauvre malheureux qui avait perdu l'esprit.

Là je l'ai décrotté un peu, puis je l'ai ramené à Boucherville. Je me suis présenté au couvent pour qu'ils s'occupent du pauvre diable, puis j'ai fait demander le curé et le maire. Quand le maire l'a vu, une fois lavé et un peu peigné, il l'a reconnu avec un grand cri : «Ange-Albert!» et il s'est mis à sangloter. C'est le curé qui m'a raconté la suite de l'histoire. Ange-Albert Delarosbil, le jeune frère du maire actuel, était tombé en amour avec une métisse abénakise de Sorel. Comme ses parents ne voulaient pas qu'il la fréquente, ils se sont enfuis ensemble. On disait qu'ils vivaient dans une vieille cabane des îles. Puis on n'en a plus entendu parler. On croyait qu'ils étaient partis à Montréal. Mais un drame avait dû se jouer dans la cabane de l'île du Milieu. La compagne d'Ange-Albert avait dû mourir en couche. Le pauvre Ange-Albert n'a pas pu le supporter et il est devenu fou. Et puis il s'est terré avec les dépouilles de sa malheureuse famille en essayant de faire peur à ceux qui s'approchaient de son repaire. Quelle triste histoire. Finalement des gens du village sont allés récupérer les restes sous la cabane pour les enterrer dignement. Après tout c'étaient des humains comme nous.

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