
Je vais vous conter mes démêlés avec le «démon brun». Celui que les trappeurs appellent le «démon brun», mes amis, c'est le carcajou. On l'appelle aussi le glouton. C'est pas pour rien. C'est la pire engeance que peut rencontrer un trappeur. Il y a quelques années, j'étais à installer une ligne de trappe dans la région du lac Mégantic. À un moment donné, je me suis aperçu que les appâts de mes pièges étaient tous dévorés, mais aucune bête ne s'était fait prendre. Je trappais la martre et le pékan. Bizarre! J'ai remis des appâts et, le lendemain, le même manège se répète. Plus d'appâts et aucune bête ne s'est laissée prendre.
— Ça parle au diable, il y a quelque chose de pas normal là-dedans. Je commence à penser qu'il y a quelqu'un qui me joue un tour. Est-ce que ce serait Jos Testament? Voyons, il est supposé être à 100 milles d'ici, ça peut pas être lui. À moins que ça soye un animal particulièrement rusé? Un renard? Un coyote?
Ça fait que je décide de faire un piège à renard avec de la viande bien fermentée et puis trois argiboires tout autour de l'appât. Une argiboire, c'est une sorte de collet qui se relève au bout d'une branche flexible. Ça paraît presque pas. Le lendemain, je retourne à mon piège et je constate que la viande a disparu et que les argiboires sont toutes détendues. Qu'est-ce qui se passe? Comment est-ce possible? Là j'ai commencé à me rappeler les histoires des vieux trappeurs d'Ascott Corner qui disaient que lorsqu'un carcajou envahit le territoire d'un trappeur, celui-ci est mieux de changer de place. Que c'est une bête terrible, rusée, méchante, quasiment aussi forte qu'un loup et qui n'a peur de rien. En plus ça sent le diable, pire qu'une mouffette. Que c'est un animal impossible à piéger. Mon animal mystérieux, ça devait être un carcajou. Mais dans ce temps-là, j'étais un peu plus fantasque qu'aujourd'hui, ça fait que j'ai décidé de poigner ce maudit animal.
Pendant une semaine, j'ai fabriqué les trappes et les pièges les plus mortels que j'ai pu, mais jamais la bête ne s'est laissé attraper. On dirait qu'elle avait un sixième sens pour éviter les collets, les cages et les chausse-trappes que j'installais. Ça fait qu'une bonne journée, il m'est venu comme une idée... Je me suis souvenu d'un de mes oncles, Arsène, qui aimait bien la bagosse (c'est un genre de boisson forte faite avec du vin et du p'tit blanc). Quand il avait son voyage, il se mettait à ronfler dans un coin et plus rien ne pouvait le réveiller. On s'amusait beaucoup à ses dépens. Il s'est souvent réveillé en «combines» en plein milieu de la nuit, dans l'écurie. Alors j'ai préparé à mon démon brun un sirop à ma façon. J'ai mis une pinte de mélasse avec une pinte de whisky en esprit; j'ai fait tremper des morceaux de banique et de la viande fermentée dans le mélange. Puis j'ai mis ma potion au milieu d'une cage bien ordinaire. Le lendemain matin, à potron-minet, je me suis rendu à mon piège. Ma ruse avait réussi. Mon glouton de carcajou avait tout avalé mon sirop. Il ronflait, dans la cage, les pattes écartillées, ivre mort, comme l'oncle Arsène. Ça fait que je lui ai attaché les pattes et je l'ai mis dans une poche de cuir. J'avais mon idée derrière la tête. Ce carcajou-là pouvait mieux me servir vivant que mort...
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J'étais tellement fier de ma capture que j'ai décidé de retourner à Ascott Corner immédiatement pour aller montrer mon trophée aux vieux trappeurs de l'auberge "Ye Olde Inn" (c'est un nom anglais qui veut dire : la vieille auberge). Pensez donc, un jeune trappeur comme moi, sans expérience, réussir à attraper un carcajou vivant. Vivant!! Les vieux vont virer verts de jalousie. J'allais leur faire toute une surprise! Ça fait que me voilà parti pour l'auberge avec mon petit «monstre» bien attaché dans son sac. |
Quand je suis arrivé à l'auberge, j'ai caché ma capture dans l'écurie, puis je suis rentré dans la grande salle avec les mains vides. Il y avait plusieurs trappeurs d'attablés; ils avaient fini de souper et ils prenaient un petit coup de «bagosse» en discutant. Quand ils m'ont vu, ils m'ont regardé avec un air narquois et m'ont demandé :
— Pi, le jeune, as-tu attrapé que'que animal ou si t'as juste poigné des courants d'air?
Là ils se sont mis à rire aux éclats. Ils pensaient bien que j'étais revenu bredouille. Ça fait que je leur dis :
— Ce que j'ai poigné, c'est pas de la peau morte!
Alors le grand Joseph, le «fouet», Corriveau rajoute :
— C'est pas de la peau morte, c'est de la peau courte!!
Et tout le monde de rire de plus belle. Mais moi, je ne m'énerve pas. Je me commande un plat de ragoût et un pichet de cidre. Les trappeurs trouvent ça curieux que je sois aussi calme. Tout en mangeant, je dis aux trappeurs :
— Ce que j'ai attrapé, il y en a pas un icitte qui a réussi à en attraper, même pas mort!
Vous pensez bien que les trappeurs se sont mis à me relancer, exactement ce que je voulais. Ça pas été long qu'on a eu des gageures sur la table. C'est l'aubergiste qui tenait les paris. Finalement j'ai eu presque 100 piasses de gagées contre moi. J'étais mieux d'être sûr de mon affaire, autrement j'aurais pas pu payer les paris et on m'aurait certainement fait des misères, pour pas dire d'autre chose. Je finis mon repas et je lance à la cantonade :
— Grouillez pas, je vais aller vous chercher Arsène!
J'avais décidé d'appeler le carcajou Arsène, comme mon oncle. Je trouvais que c'est un nom qui lui allait bien. Là ils se sont mis à crier :
— Il va se sauver pour pas perdre ses gageures!
Finalement, l'aubergiste m'a suivi pour me surveiller. Je suis allé dans l'écurie et j'ai récupéré la poche de cuir dans laquelle j'avais mis Arsène. Je vous dis que ça grouillait là-dedans.
— Veux-tu ben me dire ce que tu as mis dans ce sac-là? Que me demande l'aubergiste.
— Dans le temps comme dans le temps!
Alors j'arrive dans la grande salle avec mon sac gigotant :
— Ouvrez grands vos yeux, les sceptiques seront confondus! que je crie.
Alors je détache le cordon et je renverse le sac. Mon Arsène se ramasse sur le plancher, en beau maudit. Imaginez-vous que le sacripant avait réussi à ronger ses liens. Il n'était plus attaché du tout. Il bondit alors sur ses pattes et il nous fait le gros dos en grondant et en sifflant. Tout le monde se recule :
— Ça parle au diable, s'écrient les trappeurs!
Arsène saute sur une table, et puis sur le comptoir; il renverse tout sur son passage. Un carcajou, c'est fort et c'est méchant sans bon sens! Le voilà qui prend la porte de la cuisine. On entend alors un tintamarre épouvantable : du verre qui se brise, des sacs qui s'éventrent, des jarres qui s'entrechoquent, des quarts qui se renversent. Mais personne n'ose entrer pour voir ce qui se passe. Le grand Jos décide de charger son fusil.
— Il va passer un mauvais quart d'heure, dit-il entre ses dents serrées.
Alors voilà qu'Arsène surgit de la cuisine en faisant claquer la porte. Il a dû se brûler, car il grimace et se lèche les babines. Il est couvert de farine, de sirop, de confiture et il a un chapelet de saucisses autour du cou. Le grand Jos le met en joue de son fusil, mais Arsène ne reste pas en place. Il saute sur le bahut puis sur l'horloge, puis sur la tête de l'aubergiste. Finalement, il saute sur le poêle brulant. On l'entend hurler de douleur. Il bondit dans les airs et atterrit sur les tuyaux du poêle qui s'effondrent dans un vacarme indescriptible : boum, badaboum, crac, pan, pif, ffffuittt.
Il y a de la boucane partout. Le grand Jos se met à tirer dans le tas. Il décharge son fusil à deux coups! Bang, bang! On entend éclater du bois et une manière de glouglou. Il y a tellement de boucane qu'on est obligé de sortir en courant. On se ramasse tous devant la porte. L'aubergiste pleure en pensant à ce qu'il va perdre; il a le chapelet de saucisses autour du cou et il le manipule comme si c'était un vrai chapelet :
— Mon Dieu, qui va me payer, qui va me payer les dégâts?
Je sens que tout le monde me regarde avec l'air fâché. Ils doivent me croire responsable de ce qui arrive. À l'intérieur de l'auberge, le vacarme continue : des meubles qu'on renverse, des sacs qu'on déchire, des grondements, des couinements, des craquètements et des grésillements. Finalement, on n'entend plus que des clapotements, des clappements et des gargouillements. La fumée s'est un peu dissipée. J'entre prudemment, suivi des plus braves. Nous nous avançons vers le comptoir de l'auberge. On entend comme une sorte de ronflement. On se penche par-dessus le comptoir et là, à notre grande surprise, nous voyons Arsène couché sur le dos, les quatre pattes en l'air, la gueule grande ouverte, en train de boire goulûment le cidre qui s'écoule d'un tonneau. Le tonneau est percé à plusieurs endroits. On voit bien que c'est le résultat du coup de fusil du grand Jos.
Arsène est tout à fait calmé, il a son voyage, comme on dit. Je m'empresse d'aller ramasser mon sac de cuir et d'y enfermer Arsène. Les trappeurs sont très fâchés et ils voudraient bien que je le tue. L'aubergiste crie au voleur. Il veut me faire payer les dégâts. Finalement nous nous entendons pour aider le bonhomme à nettoyer son auberge et à contribuer à ses frais. Personnellement, je m'engage à lui céder 20 peaux de martres,10 peaux de castors et 5 peaux de lynx. C'était le seul moyen de pouvoir garder Arsène en vie.
Le lendemain je suis reparti pour Prologue en amenant Arsène avec moi. Pour le garder tranquille, je m'étais préparé quelques bouteilles de mon fameux mélange. Quand il commençait à s'énerver, je lui donnais à téter d'une bouteille. C'est pas long qu'il se calmait. De cette manière, j'ai même pu l'attacher avec une laisse et le faire trottiner à mes côtés. C'est de même que je me suis rendu jusque dans les parages du village...
(à suivre)
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