Une petite pluie d’argent remplaça la tempête furibonde et se mit à tomber à travers les sapins et les érables pour ensuite aller se déposer sur le paysage endurci. Ils cherchèrent un emplacement, dans la forêt lugubre, pour passer la nuit.
Le soleil était revenu et semblait fier de son mauvais coup. Devant eux, sur le sol humide, ils aperçurent un petit site déboisé d’environ dix mètres par dix. Au-dessus de leurs têtes, les cimes des arbres se rejoignaient pour former un toit ne laissant filtrer que quelques gouttes de pluies. La nature les laissait sentir ses odeurs automnales et le vent transportait le pollen des fleurs qui exhalaient une odeur chaude et mielleuse et venait leur picoter le fond des narines. Non loin de là, un petit bruit les laissa croire qu’un ruisseau coulait et parcourait son chemin à travers la forêt. L’emplacement était désert et les arbres laissaient percer quelques rayons du soleil couchant qui illuminait l’endroit. La pluie avait cessé de tomber, les arbres étaient trempés et commençaient à perdre leur feuillage qui passait du vert au orangé. L’hiver arrivait à grands pas, les nuits raccourcissaient, les températures refroidissaient et les feuilles tombaient doucement en suivant leur destin. Le jour s’éteignit qu’ils préparaient encore le site, désherbant, faisant du feu et installant leurs tentes.
Tous vaquaient à leurs occupations. Koernellius était assis sur une roche qu’il avait placée sur la terre trempée pour ne pas mouiller son arrière-train. Gaston, Albert et Jameson étaient accotés sur le canot. Tout près, leurs sacs et leurs quelques vêtements étaient étendus sur une corde et séchaient lentement. Les trois gars récitaient des poèmes, ceux de Jameson. Gaston et Albert étaient souvent ensemble, ils échangeaient des portraits de leur petite famille. Gaston était très attaché à une femme qu’il avait épousée quelques jours avant son premier départ, il y a de ça sept ans et quelques poussières. Depuis, il ne l’avait jamais revu, mais il était persuadé qu’elle l’attendait dans une petite maison en se rongeant les sangs.
Sur la photo qu’il montrait à Gaston, Albert était entouré d’une multitude d’enfants. Il y en avait quatorze. Il avait eu trois femmes différentes et deux de ses enfants, des jumeaux, ne le connaissaient même pas. Albert était un père un peu trop absent, comme la plupart des gens qui exerçaient ce métier.
Un peu plus loin, près du feu, Koernellius était dans la lune comme toujours, assis, bien enfoncé dans ses pensées. Frédéric, à califourchon sur une bûche à côté d’Alexandre, faisait griller des morceaux de lard salé. Tenaillé par la faim, Alexandre vint bientôt le rejoindre. Une longue conversation sans importance s’engagea entre eux. Ils aimaient bien discuter de sujets comme la politique. Ils engageaient souvent une bataille de mots sur l’existence des extra-terrestres. Frédéric était persuadé qu’il y avait des petits êtres sur une autre planète que la leur. C’était une réflexion totalement stupide, mais Alexandre respectait son opinion. Soudain, Koernellius leur fit signe d’approcher.
— Puisque c’est ton premier voyage mon petit, dit-il à Alexandre, je vais te raconter une histoire que tu n’oublieras pas de sitôt.
Il s’étira les jambes, les bras, et après quelques minutes de réflexion, commença son récit. Alexandre était tellement absorbé par l’histoire de l’homme qu’il n’entendit pas les autres venir s’asseoir autour du feu, il entendait contre ses tempes le battement de son sang sauvage.
Ils écoutèrent le conte de Koernellius qui était impressionnant de vérité. Leurs traits réagissaient à ses paroles. Ils étaient bouleversés par la peur. Tous étaient attentifs. En sourdine, Gaston et Albert se joignirent, eux aussi, au groupe.
Quand le soleil se coucha à l’horizon, Koernellius reprit son souffle et donna aux autres le temps d’allumer une lanterne. La lune avait pris place dans le ciel étoilé. Par milliers, de petits astres scintillaient au-dessus de leurs yeux éblouis. Le parfum des arbres les enveloppa comme une caresse. On entendit le ululement d’une chouette, prête pour la chasse de la nuit.
Alexandre s’enroula une couverture autour des épaules. À peine de retour autour du feu, ils sortirent de leur poche une pipe qu’ils bourrèrent amoureusement de tabac. La pipe allumée, le récit reprit son cours avec ses loups-garous et ses lutins ensorceleurs dans des jardins maléfiques. Au coeur de la forêt, un petit groupe d’hommes éclairés d’une lanterne, le feu presque éteint, fumèrent, mangèrent et s’endormirent à la belle étoile. Ils rêvèrent à des aventures diaboliques et furent hantés par des “chasse galerie”, des démons, des lutins, des feux follets et des loups-garous.
Quand Alexandre se réveilla, le soleil venait à peine de prendre une place confortable dans le ciel, une petite rosée s’était déposée sur le sol et donnait au vent une fraîcheur matinale. Un piétinement lourd et prononcé se fit entendre non loin de lui, près de la tente. Une ourse d’une taille énorme se régalait dans les provisions. Alexandre regarda autour de lui, les autres n’avaient rien entendu et dormaient profondément. Effrayé, il n’osait bouger le doigt. Un ourson s’approcha de lui, renifla et se retourna vers sa mère affairée à manger. Soudain Joseph-Charles se réveilla et se jeta, sans faire de bruit, sur le bébé ours.
— Lâche-le! marmonna Albert encore endormi, et que la petite escapade de son compagnon avait réveillé, tu vas faire ramener la mère.
Joseph-Charles semblait s’amuser avec l’ourson, quand celui-ci poussa un petit gémissement. Ce léger bruit suffit pour attirer l’attention de la mère. Affolée, l’animal jaillit, tête furieuse, le regard fulgurant, les pattes piétinant sauvagement le sol et se dirigea vers son petit enlacé dans les bras de l’homme. Joseph lâcha prise et resta figé. Les autres, maintenant éveillés, regardaient la scène. Joseph jugea qu’il était temps de déguerpir. Il fit quelques enjambées sous les regards terrifiés et s’accrocha la jambe dans une petite souche qui dépassait à peine du sol. Il trébucha et se retrouva étendu sur le sol, la tête contre la terre fraîche. Un coulis de sang descendit de son front.
Personne n’osait bouger. Soudain, Jameson s’empara d’une branche morte et se rua en criant sur la bête qui se retourna et monta sur ses pattes de derrière. L’ourse était énorme. Elle administra un coup de pattes à la tête de Jameson qui se retrouva immédiatement sur le sol. Pendant ce temps, le bébé ours, insouciant du drame qu’il avait provoqué, disparut dans la forêt. Joseph-Charles, encore un peu ébranlé par sa chute, saisit un poêlon de fer pour la cuisson, et de toutes ses forces, le lança dans le dos de la mère ourse qui s’arrêta net. Elle aperçut son petit et se dirigea vers lui en grognant comme si elle voulait le gronder. Le danger était passé comme il était venu.
Jameson gisait sur la terre, recroquevillé contre un tronc d’arbre, le visage couvert de sang. Il était encore en vie, mais il fallait agir vite si on voulait le sauver. Il était en bien mauvais état.
Rapidement, ils réunirent le matériel et mirent le canot à l’eau. Ils arrêteraient à la prochaine ville et mèneraient Jameson à un médecin. En attendant, on lui avait fait un pansement sommaire avec un morceau d’étoffe. Les deux blessés étaient étendus dans un coin du canot et seul Joseph, une petite bosse sur le front, gardait les yeux bien ouverts, encore perturbé par les événements qui venaient de se dérouler. Une espèce de nostalgie mêlée de peur les pénétrait. Sans regret, ils quittèrent cette terre hantée par la malchance.
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