Loading...



Les éditions Gonzague


Chapitre IV


L’eau du fleuve St-Laurent était verte et froide au toucher. Elle coulait doucement, ne laissant entendre que quelques ruissellements étouffés par le bruit du vent et des derniers oiseaux migrateurs qui se préparaient à quitter le paysage. Il faisait plutôt humide pour une journée d’automne. Des gouttes de sueur laissaient croire qu’une petite pause serait bien accueillie par l’équipage.

Finalement, devant eux, Québec apparut. Plusieurs quais bordaient le fleuve et semblaient les inviter à s’arrêter. Ils étaient épuisés par le rythme qu’ils avaient maintenu depuis le départ et l’attention constante qu’il fallait porter au malade. Jameson ne s’était toujours pas réveillé depuis leur départ. Il émettait des râlements et des gémissements si profonds que tous craignaient pour sa vie, qu’il avait risquée en faisant preuve d’un courage exceptionnel.

Alexandre était déçu d’avoir si mal commencé son voyage. Le beau rêve du départ fut assombri par cette tempête, maintenant loin derrière eux. Puis cette ourse, déchaînée, avait semé la pagaille dans le groupe. Joseph avait perdu son entrain. Il se sentait coupable de l’état de Jameson.

Malgré tout, Alexandre fut heureux de revoir sa ville natale. Un arrêt à Québec lui permettrait de revoir Yvonne, sa femme, qu’il n’avait pas revue depuis 3 semaines. Les arbres, dénudés par le vent et le froid, avaient jeté une mince couche de feuilles mortes sur le sol. Près des maisons, des tas de feuilles, ramassées par les enfants, laissaient entrevoir des heures de plaisir en perspective.

Ils transportèrent Jameson chez un médecin qu’Alexandre connaissait bien et qui avait aidé sa mère à accoucher. Ils arrivèrent devant une belle maison blanche qui se détachait nettement du ciel bleuté et frais : immense et solide, une grande galerie aux poteaux tournés, un petit balcon sur le toit et deux grandes fenêtres qui s’avançaient sur la façade. La porte était entrouverte. Ils entrèrent avec le blessé étendu sur une petite civière qu’ils avaient empruntée près des quais. Ils le déposèrent dans le portique et s’assirent tandis qu’Alexandre partit à la recherche du médecin.

Dans son bureau, le docteur Fontaine, petit homme joufflu, la bouche en coeur et les yeux clos, était couché sur une chaise. Ses traits lourds faisaient ressortir son regard vif et intelligent. Il ressemblait à un homme qui avait déjà été gros et que les soucis avaient fait maigrir. Il avait les épaules creuses et des bajoues, et, seul un ventre pendant, témoignait de son ancienne corpulence.

Alexandre émit un petit toussotement confus pour réveiller l’homme d’âge mûr. Celui-ci sursauta et se redressa si vite qu’un petit rire discret apparut sur le visage d’Alexandre. Le médecin, les yeux cernés jusqu’aux oreilles et les cheveux défrisés se leva et tendit une main froide. Encore endormi, la bouche pâteuse, il ouvrit de grands yeux ronds.

— Alexandre! je ne t’avais pas reconnu. Excuse mon état! c’est que je ne dors plus beaucoup ces temps-ci. Mon beau-père a eu une attaque et je dois veiller avec ma femme durant la nuit. Et toi qu’est-ce qui t’amène par ici? La santé va toujours bien?

— Ouais! si on peut dire. Mais je ne suis pas venu ici pour vous parler de ma vie personnelle. En fait, c’est pour un ami. Je vous l’ai amené, suivez-moi.

Il marqua une pause et poursuivit.

— Il a été attaqué par une ourse et son état a l’air de s’aggraver d’heure en heure. Il est dans le couloir.

En apercevant Alexandre avec le médecin, les autres soulevèrent Jameson. Le médecin leur fit signe de se diriger vers une salle au fond du couloir. Ils le déposèrent sur une grande table et le docteur fronça les sourcils et l’examina de fond en comble. Le malade souffrait d’une fracture à la tête et, pour l’instant, il n’y avait rien d’autre à faire que d’attendre que son état s’améliore.

— Il lui faut du repos, je le garde ici, il dormira dans la chambre des malades.

Le médecin prit un air grave, il releva les paupières. Sa bouche reprit une rougeur de corail, il affecta l’air d’un Anglais pour qui la vie n’a plus de mystère.

— Une ourse vous dites, cela me paraît bien étrange.

Sans ajouter un mot de plus, il se dirigea un peu à l’écart et fit signe à Alexandre d’approcher.

— Que s’est-il passé exactement, me cachez-vous quelque chose?

— La colère de cette mère ourse a été un peu provoquée, mais je vous jure, rien de plus. Quand pensez-vous qu’il se rétablira de ses blessures?

— Je n’en ai aucune idée, son état peut s’aggraver, mais si tout se passe bien, il devrait être rétabli dans une semaine ou deux. Je vous contacterai. Au revoir!

Ils quittèrent la maison sans se faire prier, heureux des quelques jours de congés que le hasard avait mis sur leur chemin.

Alexandre décida d’aller voir sa femme. Il partit après avoir fixé un rendez-vous aux autres, à dix-sept heures, en face de l’église. Il était à quelques minutes de marche d’un ami, il espérait lui emprunter une voiture pour se rendre chez lui. Il était anxieux de revoir sa femme, elle lui avait tant manqué. Il se présenta chez son camarade d’enfance, dit à peine «bonjour» à la famille, emprunta la voiture et repartit aussitôt.

Heureux, il monta les marches de la terrasse et se précipita vers la porte d’entrée. Voulant faire une surprise à sa femme, il cogna trois fois et attendit, un sourire malicieux sur le visage. On vint lui ouvrir, c’était une femme dans la vingtaine avancée, un menton large et plat. Elle était vêtue d’une robe jaune et d’un chapeau fleuri. Elle avait le teint pâle avec, au-dessus des yeux, une fine couche de maquillage. Sa bouche délicate, rehaussée de rouge, faisait ressortir ses dents blanches. Elle avait un nez busqué et des yeux fureteurs.

— Est-ce que ma femme est ici?

La femme le regarda et haussa les épaules.

— Yvonne Papineau est-elle chez nous? poursuivit-il d’une voix calme.

— Excusez-moi monsieur, mais madame Papineau est partie d’ici depuis plus de deux semaines. C’est mon père qui a acheté sa maison. Si vous voulez lui parler, il est dans sa chambre.

Sa voix était ferme, bien timbrée, le ton poli et distant. Alexandre acquiesça d’un signe de tête.

— Suivez-moi, dit-elle.

Elle emmena Alexandre dans son ancienne chambre où il se trouva nez à nez avec un homme dans la quarantaine, qui donnait l’impression d’être un lutteur ou un videur de taverne.

— Bonjour, mon nom est Alexandre Marchand, ma femme et moi restions ici avant que vous achetiez la maison. Elle était grande, maigre et très belle, les cheveux blonds, longs, avec de grands yeux verts. Je me suis absenté durant quelques semaines et j’ai appris par votre fille qu’elle avait vendu notre maison, savez-vous si elle est allée habiter chez ses parents?

— Bien oui! Je me souviens très bien d’elle, mais c’est avec son mari que nous avons conclu l’entente. C’est un homme grand dans la trentaine, portant une barbiche et toujours vêtu d’une pelisse. Il a été facile de s’entendre, c’était un très bon prix.

— Son mari! mais quel mari?
— Ben! C’était peut-être pas son mari, mais ils vivaient ensembles. À Prologue! je crois. Vous dites qu’elle était votre femme? Euh! Je crois que vous venez de vous en faire passer une, mon cher monsieur.

— Je ne m’attendais pas du tout à ça! mais c’est vrai que nous deux ça ne marchait plus très bien ces derniers temps. Merci pour ces renseignements.

Un sentiment de gêne l’envahit, il se rendit compte qu’il avait été roulé. Son orgueil en prit un coup. En sortant, des idées noires lui traversèrent l’esprit, aussi noires que des chauves-souris dans un clocher désert. Sa femme était-elle amoureuse de cet homme depuis longtemps? Était-elle enceinte de lui? Quand avait-elle pris sa décision? Il était perdu dans son imagination et sa tristesse gagnait du chemin. Il n’avait jamais aimé une autre femme. Comment ferait-il pour l’oublier? Il passa toute la journée à se poser des questions plus troublantes les unes que les autres. Cinq coups sonnèrent bientôt sur l’horloge de l’église. La journée avait passé si vite, la tristesse avait tué le temps. Il se dirigea lentement vers le lieu de rencontre où il aperçut, au loin, Gaston, Albert et Joseph-Charles, un bandage sur la tête. Il semblait complètement remis de l’accident. Le sourire aux lèvres, il regardait Alexandre s’avancer, perdu dans ses pensées. Encore loin de lui, il s’écria.

— Hey! le p’tit! grouille-toi le cul!

Alexandre sursauta et ouvrit de grands yeux surpris, il ne voulait pas se faire questionner sur sa journée, il s’efforça de sourire toujours en avançant. Il escalada les marches de l’église deux par deux.

— Bon enfin! dit Gaston, Joseph-Charles vient de rencontrer des maudites belles pitounes. Elles nous attendent à soir pour dîner. On va être fin avec toi! On t’invite pour te changer les idées.

Il craignit que Gaston ait deviné au sujet de sa femme. Ses doutes furent confirmés lorsqu’il ajouta:

— Pis ta femme est-ce qu’elle t’a attendu assise dans son salon pendant un mois?

Sur le visage d’Alexandre, une rougeur apparut. Visiblement mal à l’aise, Albert ajouta.

— Ne t’en fais pas! Moi, ça m’est arrivé trois fois! Je m’attache très vite aux femmes et à chaque fois elles veulent plus. Le mariage arrive, pis trop vite le temps de lui annoncer que je dois partir. Elles me laissent le coeur déchiré et partent avec les enfants. C’est toujours la même chose, qu’est-ce que tu veux, les femmes sont toutes pareilles! Des sans coeur!

— Envoyez! Grouillez-vous! les filles nous attendent au restaurant. Des méchantes de belles pitounes avec des méchants...

Joseph-Charles ne termina pas sa phrase, mais il fit un geste qui voulait tout dire. Alexandre n’avait pas l’intention de pleurer toute la nuit à penser à cette femme qui l’avait laissé pour un autre homme et qui ne devait pas l’aimer vraiment? Il décida donc de se divertir avec les autres et d’oublier sa femme. Ils partirent aussitôt.

Quelques minutes plus tard, conduits par Joseph-Charles, ils entrèrent dans un charmant petit restaurant. Quatre filles légèrement vêtues étaient assises au bar, riant et buvant un apéritif. Elles étaient plutôt belles et semblaient très jeunes. Joseph-Charles se dirigea vers elles les bras tendus.

— Salut les fiiilles.

Joseph-Charles parlait tout en prolongeant les syllabes de ses mots.

— Je vous ai ramené un nouvel ami. Lui, c’est Alexandre.

Il le pointa du doigt et deux filles l’entourèrent. Alexandre se sentit comme un objet d’art exposé au musée. Une des deux filles rejoignit Albert, et une autre Gaston. Elles observaient leurs futurs compagnons de nuit. Le tableau était certes cocasse, mais devait aussi être fréquent dans une ville comme Québec.

Quand Joseph-Charles eut terminé les présentations, ils allèrent s’asseoir à une table réservée au nom de Joseph-Charles Taché. Alexandre avait été choisi par une grande blonde du nom d’Anetta, c’était sûrement la plus belle et celle qui semblait la plus timide, elle ne parlait pas beaucoup, comme Alexandre. Ils formaient un couple plutôt insolite.

Ils parlèrent peu de leur vie, mais Alexandre apprit qu’Anetta pratiquait le métier de prostituée depuis seulement une semaine. Elle faisait déjà un malheur. Personne ne fit allusion à sa vie familiale. Quelques heures plus tard, l’addition payée, ils partirent à pied vers leur auberge. Alexandre, le chagrin noyé dans la boisson ingurgitée dans la soirée, avait repris sa bonne humeur et riait maintenant à plein gosier. Quand il aperçut l’auberge au loin, une angoisse accompagnée d’une anxiété incontrôlable le saisit; il voulait quitter cette femme qui s’attendait de faire quelques sous en lui offrant ses services; il voulait retourner auprès de sa femme et la regarder une dernière fois dormir; il voulait s’enfuir loin de tout pour vivre seul son chagrin. Il était figé par la souffrance. Abruti par l’alcool, il ferma les yeux pour ne plus voir ce qui se passait. Quand il se réveilla, il était couché sur un lit, presque nu, une femme à ses côtés vêtue d’une petite camisole moulante et d’un caleçon d’homme.

— Enfin réveillé, mon pauvre chou, tu t’es évanoui juste avant de monter la première marche il y a de cela quelques minutes. J’ai juste eu le temps de te déshabiller et te revoilà.

Elle sentait l’alcool à plein nez.

— Alors est-ce que tu te sens assez fort pour m’affronter? lui dit-elle en ricanant.

Il pensa à sa femme qui était sûrement étendue sur un lit avec un autre homme et peut-être même en train de faire l’amour. Un sentiment de vengeance l’envahit. Il voulait faire payer sa femme. Il s’abandonna au plaisir de la chair et au savoir-faire de cette jeune professionnelle qui se trémoussait maintenant devant lui. Ses dernières réticences tombèrent dès que les mains savantes de cette femme parcoururent avec fougue les endroits les plus intimes de son corps.

Le matin arriva lentement. Les jeunes femmes partirent avec Joseph-Charles qui les reconduisit dans la rue où il les avait trouvées.

À sept heures, les autres se levèrent et prirent un bon déjeuner. Ils parlèrent peu de leur nuit. Joseph-Charles se vanta de ses exploits de la veille. Quand il vit qu’il était le seul à faire son «Ti-Jean l’Évêque», il se tut.

Le petit manège de la veille recommença à quelques reprises durant la semaine. Les allées et venues entre l’auberge, le médecin, la parenté et les amis compliquèrent le séjour d’Alexandre dans sa ville. Il n’était plus aussi bien dans cet endroit qui ne lui appartenait plus. Depuis que sa femme était partie, une éternité semblait s’être écoulée.

On était le premier septembre. On aurait dit que l’hiver venait de débuter le matin même, il faisait froid et un foulard était nécessaire pour sortir dehors. Jameson était rétabli. Tous avaient le coeur à la fête, une trop longue semaine les avait mal occupés; plus question de passer un autre jour dans cette ville.

Lire la suite...