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Les éditions Gonzague


Chapitre V


Après la mort de Jameson, presque tout changea. Les jours passèrent rudement et les nuits se déroulèrent, pour certains, les yeux grands ouverts. Tous étaient fatigués et l’arrêt à Grande-Baie était de plus en plus désiré. C’était là qu’il fallait prendre une grande partie des fourrures et des armes. En revenant sur leur pas, ils s’arrêteraient à Tadoussac et prendraient le reste du chargement du retour.

Leur objectif était maintenant en vue, ils naviguaient sur le Saguenay, rivière superbe et immense. Elle était très large et de chaque côté de la berge, s’étendait à perte de vue, des pics rocheux et des forêts de conifères. La rivière était bleu foncé et semblait très profonde. À Grande-Baie ils étaient attendus par un aubergiste, qui devait certainement s’impatienter de leur retard.

De longues nuits passèrent à dormir dans les bois qui bordaient le Saguenay. Les paysages du soleil couchant, qui reflétait ses couleurs orangées sur les flots de la rivière, étaient féériques. Chaque matin, comme pour un rituel, tous se levaient avant six heures pour assister au lever éblouissant du soleil.

Finalement, devant eux apparut Grande-Baie, toujours aussi belle et enchanteresse. Ils débarquèrent près d’une plage et marchèrent, canot sur le dos, vers l’auberge. Ils le déposèrent dans un petit hangar et se dirigèrent vers la porte d’entrée. Un petit homme habillé d’un gilet d’étoffe de soie bariolée, découpée en coeur et très ouvert sur la poitrine les accueillit chaleureusement.

— Bonjour, vous devez être nos voyageurs imaginaires. Excusez l’expression! mais nous commencions à désespérer que vous mettiez pied dans cette auberge. Bon! Je vous ai assez embêtés avec ces sornettes, vous devez être mort de fatigue. Nous allons faire les présentations. Suivez-moi, je vais vous présenter mon grand-père, le propriétaire de cet établissement.

L’homme parlait vite et ne les laissa même pas enlever leur manteau. Il les entraîna dans une grande salle basse à grosses poutres, trois chaises, une armoire grossière, un petit poêle à deux ponts, deux grabats et, faisant tache sombre dans un coin, au fond de la pièce, un lit à baldaquin. Un vieil homme, la peau flétrie par les années, s’y reposait, le teint blafard. Un faible sourire apparut sur son visage.

— Grand-père, j’ai le plaisir de vous présenter les voyageurs qui devront séjourner dans notre auberge quelques semaines. Koernellius se présenta, suivi des autres. Le vieil homme était revêtu d’une robe de chambre noire et chaussé de vieilles pantoufles. Après quelques instants de silence, le grand-père Bordeleau leur dit :

— Bon! Maintenant, laissez-moi, j’ai besoin de repos, mes jours achèvent, je me sens las.

À ces mots, tous quittèrent la salle. Gérald, l’aubergiste qui les avait accueillis, les amena à l’extérieur et s’arrêta devant une charmante petite maison. Le jeune garçon frappa deux coups à la porte et entra. Ils aboutirent dans une petite cuisine d’une merveilleuse propreté, peinte à la chaux avec des placards bien rangés.

— Rose-Anne, es-tu là?

Une jeune femme apparut dans la cuisine, elle était un peu blême et portait une serviette sur la tête. Sa démarche élégante la rendait jolie.

— Oui, oui, je suis ici. Alors quelles nouvelles m’apportes-tu aujourd’hui? Ho! il y a de la visite, tu aurais pu me prévenir, je suis dans le grand ménage d’automne.

Elle parlait fort avec un accent particulier. De nouveau, tous se présentèrent et lorsque vint son tour, Alexandre parut troublé par le regard inquisiteur de la jeune femme. Cette femme lui plaisait, elle était naturelle, simple et jolie. Il aurait passé des heures à l’écouter parler. Son accent chantant le charmait au plus haut point. Mais elle s’excusa et les pria de la laisser finir son ménage en leur disant qu’ils se reverraient. Après leur avoir montré leur chambre, Gérald leur souhaita bonne journée et les quitta aussitôt.

— Pas mal la fille, dit Albert, j’en ferais mon parti.

Alexandre la revit seulement le lendemain alors qu’il sortait pour prendre un peu d’air frais. Elle aussi sortait pour se rafraîchir. Elle portait un petit manteau et ses cheveux roux flottaient dans le vent. De loin, elle lui fit un signe de la main et Alexandre fut surpris par ce geste d’attention. De sa fine bouche sortait une petite buée formée par le temps froid. Dehors, une légère couche de gelée blanche donnait une étrange douceur au paysage. La terre semblait avoir été saupoudrée de sucre glacé.

Les jours raccourcissaient et il faisait de plus en plus frais. Le village était plutôt tranquille et paisible. Une seule rue menait au quai et quelques charrettes s’y dirigeaient à l’occasion.

Au déjeuner du lendemain, dans la salle à manger, monsieur Bordeleau était assis dans sa chaise roulante et observait les nouveaux venus. Ce grand vieillard dont le visage se terminait par un curieux menton en forme de fesses était accompagné de Rose-Anne, qui portait une robe verte, très longue et serrée par un ruban de moire. Gérald, assis à sa droite, jetait à tout moment son regard sur elle. Le vieillard leur dit.

— Rose-Anne est mon infirmière, elle me soigne et s’efforce de donner à mes derniers jours un peu d’espoir.

Rose-Anne leur adressa un grand sourire. Alexandre était fasciné par cette femme chez qui il découvrait sans cesse de nouvelles qualités. Il ne put s’empêcher de la comparer avec sa femme. Cela agissait comme un baume sur sa souffrance qui s’effaçait peu à peu. Un nouvel amour naissait. Et pourtant, quelques heures avant son arrivée, il était persuadé de ne pouvoir aimer une autre femme.

Le vieil homme donna congé à Rose-Anne pour toute la journée et lui indiqua de se présenter le lendemain à la même heure. En sortant, Alexandre, sachant qu’elle était libre de faire ce qu’elle voulait, l’aborda.

— Excusez-moi Rose-Anne, mais me feriez-vous l’honneur de dîner avec moi ce soir?

Elle hésita quelque peu, mais finit par acquiescer en l’invitant chez elle. Elle le trouvait beau, jeune, attirant et il semblait être le plus intelligent du groupe.

— Je serai à votre demeure aus alentours de six heures. Cela vous convient-il?

— Oui, mon ménage devrait être terminé.
Elle lui sourit une dernière fois avant de se retourner et sortit. Alexandre la dévora des yeux, elle était magnifique avec ses cheveux couleur de flamme et ses yeux d’un bleu couleur de ciel. Quelques taches de rousseur recouvraient ses pommettes rosées et la rajeunissaient. Elle venait à peine d’avoir vingt-et-un ans, mais semblait beaucoup plus jeune.

Albert était heureux de revenir à Grande-Baie. Une de ses épouses y habitait. Il souhaitait la revoir, mais il espérait surtout revoir ses enfants. Il en avait eu deux avec cette femme, des jumeaux. Ils devraient bientôt avoir six ans. Depuis leur naissance, il ne les avait plus revus. Sa journée serait donc consacrée à visiter ses enfants à son ancienne demeure.

Vers midi, il partit. Mélissa, son ex-femme, restait, d’après son souvenir, à environ une heure de calèche. Elle habitait à proximité d’un camp de bûcheron, dans un petit rang de quatre maisons. Devant une petite maison qui semblait abandonnée, il s’arrêta. Il reconnut son ancienne demeure. Elle s’était flétrie au cours des ans et ne semblait pas avoir fait l’objet d’un grand entretien. Il jeta un oeil sur l’horizon et, dans le lointain, il entrevit une femme dans la quarantaine qui ressemblait un peu à Mélissa. Elle portait des sacs dans ses bras et trois petits garçons la suivaient. Elle était malpropre et en guenille. Il continua sa route et à un tournant, laissa sa calèche. La femme était maintenant à l’intérieur de la maison.

Albert prit son courage à deux mains et cogna à la porte de bois pourri. La femme vint lui ouvrir. Aucune expression n’apparut sur son visage en apercevant Albert.

— Bonjour, que puis-je faire pour vous? dit-elle d’une voix faible dans un accent différent des gens d’ici.

— Vous êtes bien madame Mélissa Grégoir? questionna-t-il d’un ton hésitant.

— Vous vous êtes trompé d’adresse, monsieur, je m’appelle Herbertine. Mais, attendez un peu! Mélissa Grégoir! ce nom me dit quelque chose.

— Elle habitait ici avant, il y a de ça cinq ans, vous devez vous rappelez d’elle, elle est immanquable : petite, rondelette, les cheveux courts, blonds et frisés. Elle avait une voix aiguë un peu fatigante pour les oreilles.

— Oui, elle ne s’appelle pas Mélissa Grégoir, mais plutôt Mélissa Fontaine. Elle habite au bout du rang dans une charmante petite maisonnette beige. Elle vit seule avec ses deux enfants. Son mari l’a quitté il y a de cela plusieurs années et elle a repris son nom de jeune fille.

Albert remercia la femme et, cherchant sa calèche, s’aperçut qu’il l’avait rangée près de cette maison beige. Dans une fenêtre, il aperçut Mélissa qui s’amusait avec un petit garçon. Elle n’avait pas beaucoup changé, sa coiffure et sa couleur de cheveux étaient restées intacts, mais dans son visage, quelques plis s’étaient formés. Il prit sa calèche et décida de ne rien tenter pour aujourd’hui.

Plus tard, vers cinq heures, Alexandre se lava. Il avait passé sa journée à penser à cette fille dont il était éperdument tombé amoureux. À l’heure convenue, il se présenta à la maison de Rose-Anne, tout frais lavé. Elle l’attendait et ils partirent vers l’auberge. Rose-Anne portait une robe bleue, sur laquelle retombait sa flamboyante chevelure rousse. Ils s’assirent à une table et engagèrent la conversation.

— Êtes-vous marié, demanda Rose-Anne d’une voix timide?

Alexandre lui parla de sa femme, des sentiments qu’il ressentait envers elle. Rose-Anne était très attentive et semblait éprouver du chagrin pour Alexandre.

— Et vous, êtes-vous marié, demanda Alexandre?

— Non, mais moi aussi il y a quelque temps, j’ai aimé un homme. Il était très mal élevé, mais je n’ai pas démasqué ce côté de sa personnalité. L’amour que j’éprouvais envers lui était passionné, incontrôlable, et me rendait aveugle. Ma mère m’a avertie, mais je suis quand même partie habiter avec lui.

En quelques mois, j’ai changé de vie, j’ai changé de moi. Ma mère en est devenue folle et elle en est morte. C’est à ce moment que je me suis réveillée, j’ai chéri mon père comme j’aurais dû chérir ma mère. Puis, j’ai étudié pour devenir infirmière. Mon père est mort il y a deux ans et j’ai rencontré monsieur Bordeleau. Depuis ce temps, je reste dans la même maison et je vis seule. Malgré l’insistance de Gérald et monsieur Bordeleau qui me cherchent un amoureux, je suis célibataire. Même qu’un jour, Gérald m’est arrivé avec un homme stupide, et il était très grand, sa tête accrochait le plafond...

Ils rirent ensemble. Elle parlait d’un ton enjoué et sa bonne humeur devint vite contagieuse. Plus ils parlaient ensemble et plus leurs sentiments se développaient. À la fin du repas, c’est avec regret, qu’au seuil de sa porte, Alexandre dut quitter Rose-Anne Tremblay. Ce qu’ils ressentaient l’un envers l’autre n’était autre chose que de l’amour. Alexandre repartit, le coeur rempli de bonheur.

Albert, par un beau jour de soleil, partit vers la demeure de Mélissa avec en tête un grand défi. En arrivant, il cogna trois coups d’une main tremblante. Personne ne vint répondre, mais lorsqu’il tourna le dos pour retourner à sa calèche, une voix de femme se fit entendre.

— Monsieur!

À ce moment Albert se retourna. Croyant reconnaître la voix de sa femme, il rougit aussitôt. En le voyant, Mélissa le reconnut immédiatement et émit un petit cri.

— Albert, que fais-tu ici? Elle était béate devant ce revenant.

— Mélissa, je suis venu voir mes fils.

Il était gêné et son regard confus.

— Eh bien! Moi qui croyais ne jamais te revoir! Tu n’es pas revenu ici pour voir tes enfants, non! tu es en voyage, encore! Tu n’as pas changé, je le vois sur ton visage. Entre, je ne peux pas te refuser de voir tes enfants.

Tout en se dirigeant vers la chambre à coucher des jeunes enfants, elle lui fit signe de ne pas faire de bruit, ils prenaient une sieste. Ils entrèrent et Albert aperçut deux jeunes garçons à la figure fraîche et joufflue, la chevelure blonde, et l’air endormi. Ils ressemblaient beaucoup à leur père. Toute la tristesse qu’il avait ressentie auparavant refit surface. Ce moment de tendresse ne dura qu’un instant et Albert, sur le seuil de la porte, jura à son ancienne femme de revenir les voir une dernière fois quand ils seraient éveillés. À partir de ce moment, il devint taciturne et la nostalgie occupa une place importante dans son coeur.

Joseph-Charles envoya un télégramme émouvant aux parents de Jameson. Un courrier quitta Grande-Baie avec tous les poèmes qu’il avait écrits. Dans son télégramme, il annonçait la mort de Jameson et expliquait qu’une lettre partait avec tous les détails de l’incident. Il était, lui aussi, très triste. Seul Alexandre connaissait des moments de plaisirs intenses avec sa nouvelle copine.

Koernellius, Frédéric et Gaston s’occupaient de recueillir des fourrures. Avec les marchandises d’échanges qu’ils avaient apportées, ils négocièrent des ententes avec des Indiens ainsi que quelques colons qui trappaient le castor. Les fourrures recueillies furent mises à l’abri pendant que d’autres négociations continuaient de plus belle. Quand il n’y aurait plus de fournisseur, ils repartiraient pour faire d’autres échanges à Tadoussac.

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